dimanche 19 août 2018

La crabe est morte.


C’était mon premier poste d’instituteur, j’avais réussi le concours au mois de juin 1940 à l’école Normale de Foix. A la rentrée de septembre j’ai été affecté à la petite école du Carol, la-haut, dans la montagne sur les pentes du Pic de Bernes à cinq kilomètres à vol d’oiseau de Massat…

Quatre murs de blocs sans crépi, un chapeau d'ardoises grossières, une porte et une fenêtre sans mastic et sans peinture, un poêle de corps de garde  consistant en un cylindre de fer surmonté d’un tuyau crevé qui pleurait sur les cahiers blancs les gouttes couleur de café de son éternelle roupie. Une de ces petites écoles miséreuses où le vent joue comme dans un ocarina, donnant le do d'en bas sous la porte, le do d'en haut par les crevasses du plafond, et où les rats renoncent eux-mêmes à habiter.



     Devant le seuil, l'abîme d’une pente herbue qui s'achève tout en bas dans l’Arac un torrent parsemé de blocs ronds, de courants verts et d'écumes blanches, pour se relever aussitôt en un autre plan vertical hérissé de bois, et si proche qu’on se sent comme dans une ruelle. Derrière l'école, l’échine de la montagne qui continue, monte roidement vers les bois de l’Aras, fuse jusqu’aux sommets où sont les hêtres, et, plus haut encore, le gipset et les rhododendrons.

  Un chemin, vertigineux à flanc de pente; et des sentiers; zébrant de-ci, de-là les croupes escarpées comme d’effrayantes cicatrices laissées par les éclairs. A droite. au bout de l’étroite vallée, les lointains; bleus des régions plus basses et plus douces; à gauche, à l'autre bout, le proche mur des sommets hautains où vivent les isards et d'où tombe en octobre le frisson de la première neige.

Par endroits, posés sur le gazon comme des champignons monstrueux, de ces rocs gris qui mettent des siècles à émerger du sol et cinq secondes à bondir, avec un bruit de foudre et de tonnerre mélés, jusqu'au lit du torrent. Non, même si votre suspension s'est un jour décrochée, vous n'avez pas idée de ça...

Ma petite école du Carol, là-haut, dans la montagne. où je vivais comme un anachorète... un anachorète n’ayant au menton que le duvet de sa vingtième année…

Le matin, un peu avant huit heures, ceux d’en bas du Pas de Carol  montaient lentement, la boîte à livres construite par papa sur les reins, se dandinant dans les escaliers abrupts avec la grâce pataude des jeunes ours ; et ceux d’en haut de Dézil arrivaient d’un trait, tombant sur l’école comme des buses en chasse. Mais le soir les rôles étaient renversés. Voilà. mes buses reprenant le chemin du retour d’une patte lourde, et mes oursons s'envolant à leur tour dans l’abîme, sur lesquel, me penchant pour une dernière recommandation, je ne voyais plus à travers les broussailles que des bérets ronds déjà hors de portée de ma voix.
Le village du Carol.

Photographie: VACANCESLEPERE
Les petits gars de la montagne, trapus et agiles, hardis et timides, les belles filles sauvages dont les rires s'entendaient d’aussi loin que les clarines des troupeaux, clarines vivantes égrenant les syllabes sonores, lestes et naïves, d'un patois vieux comme la montagne elle-même ! Les petits gars, les belles filles, mes écoliers du Carol !

Ils étaient fagotés de vêtements tirés des hardes usées de leurs parents, et portaient des bas de grosse laine blanche, si frustes qu'on eût dit que les brebis les leur avaient tricotés elles-mêmes, de leurs pattes maladroites, en prenant l’écheveau à même leur toison. Ils étaient nourris de pommes de terre, de crêpes de blé noir et de castagnes. Car si toutes les bonnes choses d’ici-bas ont été créées pour la bouche des enfants, ce sont précisément les enfants qui en sont d'ordinaire privés, les petits montagnards combien plus que les autres ! Et pourtant ils étaient robustes, résistants, durs à la peine, à cause de la coupe d’air champagnisé qu'ils avaient sans cesse aux lèvres.

Robustes, tous, sauf un, Bruno venait de la petite ferme suspendue là-haut, entre le pâturage, du Ponteau et le Picou noir qui surgit comme une bosse de dromadaire hors des grands bois de Massat où, en automne, s’arrête la bécasse. Il était le dernier de six enfants venus au monde en se poussant les uns les autres : il y a des familles que Dieu semble fabriquer à la chaîne. Une belle misère. La maigreur de ses jambes, où saillaient de gros genoux frottant l’un contre l’autre, m’effrayait ; et quand il m’arrivait de prendre son poignet dans ma grosse main, je pensais à des os d'alouette. Un poignet délicat, sous lequel il m’était arrivé de sentir battre son cœur dans l'émoi d'un pouls imperceptible. . .
     Oui, quand je sentais vivre ainsi son cœur fragile, il me semblait qu'allait s'arrêter le mien. Avec cela, un œil en perdition.

     Sa mère, l'ayant montrée a un docteur sur mes instances, m’apprit enfin qu'il faisait « de la démolition ». La pauvre femme voulait dire de la déminéralisation. Evidemment ! Évidemment ! Il lui aurait fallu de temps en temps une côtelette grosse comme une noix, toute menue, toute rouge. Mais je vous ai déjà dit que les côtelettes que Dieu fait pour les petits êtres sortis trop frêles de ses usines, ce sont les riches qui les mangent.

Quant à l'œil de Bruno, on ne pourrait le soigner que plus tard, il fallait attendre, cela résultait de son état général... Et je n’avais pas eu le courage de plier cet arbuste de la montagne du Picou aux rudes travaux scolaires. Il savait un peu lire de son œil encore sain. Pour le reste, tout le reste, ce qui fatigue, à quoi bon ? à quoi bon ? S’il allait devenir aveugle au milieu d’un problème ?... Impuissant à le sauver, à tout le moins ne voulais-je pas aider à le perdre. 

Quand une douce familiarité se fut établie entre moi, nouveau maitre, et mes élèves, j'appris que mon petit Bruno n'était point aussi nul que cela. Son talent, son unique talent était d'imiter la chèvre. C’était un autodidacte, il avait appris cela tout seul ! Les autres me dirent qu'il s'amusait parfois à rendre folles les vieilles mères en emplissant la montagne des sanglots du biquet perdu, ou à dévoyer les boucs. J'eus toutes les peines du monde à le décider à opérer devant moi. Enfin, il y consentit. Se prenant le ventre dans les bras et le secouant de façon convulsive, il tira de son gosier un chevrotement magnifique, tandis que ses lèvres s’allongeaient frémissantes et que ses yeux chaviraient sous son front.

— Très bien, Bruno, très bien ! Et à partir de ce jour-là, je pris l'habitude de lui demander de faire la chèvre toutes les fois qu'un exercice difficile avait créé dans ma classe un moment maussade. Cela provoquait un rire qui emportait d'un trait la fatigue et l'ennui. D'autres s'essayaient à l’imiter, mais aucun n’atteignit jamais à la même virtuosité.

     Un jour d'hiver, alors que le poêle fumait avec une désinvolture abominable, nous reçûmes la visite de l'inspecteur, un Auvergnat, homme bourru qui adorait les enfants et qui, pour conquérir ou défendre leur chétif bien-être, se chamaillait continuellement avec les municipalités.
     Il se mit tout de suite en colère en constatant de quelle façon l’école du Carol était chauffée. Et le voilà à quatre pattes devant le poêle, recherchant son vice avec une compétence de fumiste et bougonnant :
— Ch'est un peu fort, cha ! Je ne veux pas qu'ils aient froid, ches lapins-là !

En s’entendant traiter de « lapins » avec cet accent étrange, mes écoliers furent pris d’un délire de joie. Au milieu des rires, l'inspecteur, flatté par ce petit succès, perçut soudain un chevrotement merveilleux. Mon Bruno, emporté par la gaité collective, venait de s'oublier. Mon chef se redresse, surpris :
— Tiens, votre clache est chur une étable, monchieu Magne ?  
— Je suis confus, monsieur l'inspecteur, mais... c’est Bruno qui manifeste son contentement de façon pittoresque.



Et, me penchant à son oreille, je lui présentai le pauvre petit avorton en quelques mots chuchotée.
— Arrive ichi, la chèvre, dit l’inspecteur.
Bruno s'avança d'un air très effrayé. M. Nébouzat le prit doucement par le bras et le tint loin de soi pour le mieux considérer.
— Hélach, ch'est vrai, dit-il.
Puis, attirant l'enfant et se penchant sur son visage, il vit, dans une petite figure souffreteuse, deux yeux bleus qui ne se ressemblaient pas, car l'un était encore tout lumière, tandis que l'autre, sous une taie qui croissait silencieusement comme le lichen des rochers, était déjà plein d’ombre. Ainsi la vallée natale était dans le regard de Bruno, telle qu'elle est à chaque heure du jour, avec un versant du Pic de Bernes ensoleillé, l'autre exsudant déjà, dès midi, les premières ténèbres de la nuit prochaine du coté du Pic de l’Areille orienté au nord.

L'inspecteur se redressa, grave, un peu pâle, avec un tremblement sous ses grosses moustaches. Il m’entraina dans un coin pour me donner tout bas ses ordres : il allait s’occuper de Bruno.
— Les chamatoria ne chont pas faits pour les chiens.
Notre conciliabule fut assez long. Enfin, revenant vers l’enfant avec une obscure crainte qu’il n’eût senti notre pitié et compris sa propre misère, M. Nébouzat lui dit d'un air enjoué :
— Eh bien, Bruno, puich’que tu chais chi bien faire la chèvre, tu vas déployer devant moi tout ton talent.  
Les camarades murmurèrent, ravis :
— La crabe gaie, monsieur l'inspecteur !
Alors Bruno fit la chèvre gaie, qui ricane de joie au milieu des bonnes herbes et termine par des marmonnements gourmands, à cause de celles qu’elle a déjà dans La bouche.
      — Mais ch’est parfaitement rendu !
Très bien !
— La crabe triste. monsieur l'inspecteur !
Bruno fit entendre les pleurs de la vieille mère barbue à qui on vient d'enlever son cabri, et il y avait une douleur humaine dans cet appel lamentable.
— A merveille !
— La crabe en colère ! En colère, monsieur l’inspecteur !
Bruno fit retentir le chevrotement menaçant de la bique qui montre les cornes.
— La crabe qui a peur ! cria la classe passionnée.
Bruno émit alors l'espèce de bêlement d'épouvante de la chèvre qui, loin des maisons, dans les ténèbres des forêts, sur les cimes, aperçoit le loup. C'était à donner froid dans le dos.
— La crabe qui a trop mangé ! qui a trop mangé !
Je voulus intervenir. Trop tard. L'inspecteur m'arrêta d'un geste ; il voulait connaître tout le programme. Alors Bruno, se secouant le ventre de plus belle, avec des yeux de poisson frit et un bec tendu de canard expirant, fit entendre le chevrotement de la chèvre repue qui, soudain, lâche ce bruit que, contrairement à leurs habitudes, le rustre dilapide, l'homme du monde économise, mais que lui, Bruno, sans y voir malice, reproduisit avec une spontanéité innocente et joyeuse d'appareil de T. S. F. qui rend un bref parasite. L'inspecteur se mourait de rire.
— Allons, ch’est bien, mon petit. Tu es un véritable artichte ! Comme tu l'as bien écoutée, ta « crabo » ! Et quel chucchès tu aurais devant le micro de Radio-Toulouse ! Regagne ta plache, maintenant, que nous parlions de choses chérieuses. Mais je m’occuperai de toi, je te le promets ; et ton œil, nous le chauverons !

Le bon monsieur Nébouzat s'occupa de Bruno : mais, hélas ! quand il fut au bout de ses démarches, il était trop tard !

Un matin de juin, pas de Bruno en classe. Il est malade, monsieur. Il se plaignait « d'un mal de cou ». Le père alla chercher au village de Le Port, dans la vallée, un vieux prêtre infirmier, lequel, effrayé de ce qu’il vit au fond de la gorge de l’enfant, exigea qu'on appelât le médecin de Massat. Celui-ci était un jeune, impatient de la concurrence dont il accusait le curé : il vint, regarda, haussa les épaules, rassure les parents, ordonna un badigeon, et se dépêcha de regagner les routes plates.

Et, dans la gorge du petit Bruno, le croup tendit ses peaux blanches. Les parents, torturés par les premières crises d’étouffement, rappelèrent le docteur, il revint, reconnut sa lamentable erreur, s’arracha les cheveux et, coup sur coup, fit au malade deux piqûres de sérum antidiphtérique. Et cette médication énergique aurait certainement sauvé le malheureux enfant si son petit cœur ne s'était doucement arrêté de battre.

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     Ce drame se déroula en moins de deux jours. Je croyais à un malaise bénin. J’appris en même temps la gravité du mal et la mort. Comme on est loin les uns des autres dans l’âpre montagne !

Je me rendis à la ferme du Picou. Un logis misérable. Sur un lit loqueteux, au fond d'une cuisine obscure, mon élève était étendu, blanc comme les neiges éternelles du Mont-Vallier là-haut. Sa pauvre mère savait placé sur son visage un carré brodé qu’elle avait sans doute portée le jour de son mariage. Le père était assis sur le chevet et, saisissant à pleines mains la tète inerte de son enfant, baisant avec des sanglots furieux cette chair morte où ne vivaient plus que des miasmes en floraisons redoutables, provoquait ainsi inconsciemment la mort. Les yeux bleus, les bons yeux bleus du petit paria étaient maintenant tous deux pleins d’une froide nuit.



Sur la tombe de notre pauvre « crabo », tant que je restai au Carol, mes élèves portèrent chaque année, à la Toussaint triste, un bouquet de chrysanthèmes liés d'une liane de chèvrefeuille. De chèvrefeuille parce que cette plante sauvage symbolisait dans notre souvenir l’humble et rustique talent par lequel s’était dépassé ce petit être chétif, né seulement pour souffrir, languir et mourir.


























mardi 14 août 2018

#La Fleur de Laurier.


Ce conte merveilleux a été conté à Charles Josten en octobre 1953, par Marie Rouzaud, 71 ans, ancienne cultivutrice à Montgailhard; elle a entendu dire le conte à Nalzen, son village natal, par son père.

Remarque sur le style et la syntaxe par Charles Josten.

Par souci d'authenticité, le style parlé et la syntaxe ont été respectés intégralement. Ce style se caractérise par une grande simplicité, voire une certaine maladresse qui d'ailleurs ne nuit pas au rythme du conte, par l'absence de descriptions inutiles, par 1’habitude de faire dialoguer les personnages.
Certains mots, certaines phrases, transmis inchangés, apportent à la narration populaire son charme.



Il y avait un père qui avait trois fils. Il a dit à l’aîné :
— Si tu me portes la Fleur de Laurier, tu seras héritier.
Sa mère ne voulait pas le laisser partir :
— Tu la trouveras pas ! Tu la trouveras pas !
Ça lui faisait de la peine de le laisser partir. Le fils, il a voulu partir malgré sa mère. Alors sa mère lui a fait la musette, lui a donné du pain, du vin, une omelette ; et il a pris sa canne et il est parti. Il est parti loin, loin de la maison, dans une grande forêt pour aller chercher la Fleur de Laurier.
Quand il a été dans la forêt, il marchait dans un petit sentier, il a été fatigué, il s'est repose là. Du temps qu’il mangeait, une dame est venue et cette dame lui a demandé un peu de pain, qu’elle avait faim cette dame. Il lui a dit :
— Non, non, je ne veux pas vous en donner, il me fait bien besoin pour moi.
La Sainte Vierge ne s’est pas fait connaître ; elle lui a dit :
— Qu’est-ce que tu fais là, petit ?
Le petit lui a dit :
— Mon père il m’a dit que si je lui portais la Fleur de Laurier il me ferait héritier. Et je ne la trouve nulle part, il lui a dit.
Il l'avait cherchée dans toute la forêt. Elle a pensé en elle-même :
— Tu ne la trouveras pas, la Fleur de Laurier, tu es un mauvais garçon.
Il est reparti à force de chercher sans la trouver.
A la maison, son père lui a dit :
— Tu l’as trouvée la Fleur de Laurier ?
Non, je ne l’ai pas trouvée.
Le second des frères a dit :
— Papa, je veux partir, je crois que je la trouverai !
Il est parti, il a trouvé la dame comme le premier, il n’a pas voulu lui donner du pain et lui non plus il ne l’a pas trouvée. Il est rentré à la maison et il a dit à son père:
— Je l’ai cherchée par toute la forêt et je ne l’ai pas trouvée !
Alors le troisième, le plus jeune, il a dit à son père et à sa mère :
— Moi je veux partir, je veux trouver la Fleur de Laurier.
Sa mère lui a dit :
— N'y va pas, mon petit. Tu vois que tes frères ne l’ont pas trouvée, tu ne la trouveras pas !
Alors le petit a insisté:
— Maman, laisse-moi partir, je veux aller la chercher moi, laisse-moi partir.
Alors elle lui a fait la musette comme à ses frères, du pain, du vin, du saucisson ; et il est parti. Quand il a été dans la forêt, il a rencontre une fontaine et il s’est assis à côté de la fontaine pour goûter, qu’il était fatigué. Il a mangé le déjeuner qu’il portait. Alors une femme lui est apparue, une dame est venue à côté de lui. Cette dame lui a demandé :
— Qu’est-ce que tu fais là, petit ?
Il lui a dit :
— Je suis venu chercher la Fleur de Laurier parce que mon père il m’a dit que si je l’apportais, je serais l’héritier.
Elle lui a dit :
— Tu veux pas, petit, me donner un morceau de pain, que j’ai faim ?
Le petit lui a répondu :
— Oui madame, quand il y en a pour un, il y en a pour deux.
Le petit lui a donné du pain et du saucisson.
— Tenez, madame.
Elle lui a répondu :
— Merci, mon petit, je vois que tu es bien aimable, que tu es bien sage, que tu aimes les pauvres.
Merci mon petit.
Elle n’en a pas voulu.
— Je suis la Sainte Vierge. Tu es plus aimable que tes frères. Je leur ai demandé du pain et ils ne m'ont rien donné. Puisque tu es si bon, je vais t’enseigner la Fleur de Laurier. Depuis cette fontaine, regarde cette fleur au pied de ce rocher, tu en prendras une branche.
Le petit y est allé couper une branche et il est parti en chantant vers sa maison. Et il chantait :

Tran la la,
Tran la la,
J’ai trouvé la Fleur de Laurier,
Je serai l’héritier !

Alors, en s’approchant, il descendait une petite montagne. Ses frères l’ont entendu qui disait :

Tran la la,
Tran la la,
J’ai trouvé la Fleur de Laurier,
Je serai l’héritier !

Ils se sont dit :
— Il porte la Fleur de Laurier, il sera l’héritier, nous autres nous sommes obligés de partir de la maison !
Les deux frères ils ont dit :
— I] faut aller le tuer !
Après ils l’ont rencontré, il était dans un pâturage. Ils se sont approchés de lui et ils l’ont tué et ils l’ont enterré dans un tas de pierres. Puis ils sont rentrés à la maison avec la fleur de Laurier.
Après, un beau jour, il y avait un pâtre qui gardait les moutons. Il s’est approché de ce tas et il a vu un instrument comme une trompette, comme un os. On disait que c’était la Sainte Vierge qui avait fait ça. Il a pris cette trompette et il l’a mise à la bouche. Et cette trompette se met à dire :

Oh ! pâtre,
Oh ! très bon pâtre,
Ce n’est pas toi qui m’as tue ,
Pour la Fleur de Laurier.

Alors ce pâtre est descendu au village et partout il la faisait sonner cette trompette. Bon Diou ! les gens étaient tous curieux d’entendre cet homme. Il y avait un marchand dans le village qui lui a dit : 
— Est-ce que vous voulez vendre votre trompette, monsieur ?
Il lui a répondu :
— Non je ne veux pas la vendre, je veux la garder pour moi.
Et l'autre il a insisté.
— Vendez-la moi, Vendez-la moi.
Il la voulait. Alors il lui a dit :
— J’en veux six cents francs.
Six cents francs ça valait une fortune en ce temps-là. Alors le pâtre la lui a vendue. Le marchand a mis la trompette à la bouche et la trompette lui a dit :
Oh ! marchand,
Très bon marchand,
Ce n’est pas toi qui m’as tué,
Pour la Fleur de Laurier.

Le marchand il est allé de village en village et il faisait toujours sonner la trompette. Elle disait toujours la même chose :

Oh ! marchand...

Et alors, figurez-vous que ce marchand est allé au village de ce petit. Il s’est mis à faire sonner la trompette qui disait toujours :

Oh ! marchand...

Alors le père et la mère et la sœur de ce garçon ils ont entendu ça et ils se sont dit :
— Qu'est-ce que ça veut dire, ça ?

Ils ont dit au marchand :
— Voulez-vous nous vendre cette trompette, par hasard ?
— Oh ! non, monsieur !
Le père et la mère lui ont dit :
— Il faut que vous nous la vendiez, il faut que vous nous la vendiez !
Ils ont insisté :
— Combien Vous en voulez ?
Il leur a dit !
— J’en veux deux mille francs.
Et il leur a donné la trompette. Une fois vendue, le père a mis cette trompette à la bouche et elle s’est mise à chanter :

Oh! père,
Très bon père,
Ce n’est pas toi qui m’as tué ,
Pour la Fleur de Laurier.

Mon Dieu ! la mère quand elle a entendu ça, elle lui a dit :
— Prête-moi la trompette.
Elle l’a mise à la bouche et la trompette s’est mise à chanter :

Oh ! mère,
Ma bonne mère,
Ce n’est pas toi qui m’as tué,
Pour la Fleur de Laurier.

0h ! le père et la mère quand ils ont entendu ça :
— Mais qu’est-ce que ça veut dire, qu’est-ce que ça veut dire ?
Alors la sœur lui a dit :
— Maman, fais-moi passer cette trompette.
Elle l'a mise à la bouche et la trompette s’est mise à chanter :
Oh ! ma sœur,
Ma très bonne sœur,
Ce n’est pas toi qui m’as tué,
Pour la Fleur de Laurier.

Et toujours elle répétait la même chose cette trompette. Alors ses freres qui l’avaient tué, ils ont dit à leur sœur :
— Prête-nous la trompette.
C’est là maintenant, avertit la conteuse. L’un des frères a mis la trompette à la bouche et elle s’est mise à chanter d’une voix très sombre et méchante :

Oh ! frère,
Très mauvais frère,
Oui c’est bien toi qui m’as tué,
Pour la Fleur de Laurier.

Et toujours pareil, toujours pareil. Alors l’autre frère lui a dit :
— Prête-la moi pour voir.
Elle s’est mise encore plus enragée :

Oh ! frère,
Très mauvais frère,
Oui c’est bien toi qui m’as tué,
Pour la Fleur de Laurier.

Figurez-vous son père et sa mère quand ils ont entendu ça ! Ils leur ont dit :
— C’est vous qui avez tué votre frère, c’est vous autres qui l’avez tué !Polissons !
Le père leur en a dit- de tout.
— C’est comme ça que tu crois être héritier ?
Il en a attrapé un, il l’a battu, il lui a donné des coups par la figure, l’a jeté par l'escalier et il est mort. Il a fait pareil à l’autre. Et maintenant c’est fini.

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Ce conte Ariègeois «  Fleur de l’Aurier » est classé parmi les contes merveilleux sous la référence T.780 (Classification internationale des contes-types d’Aarne et Thompson) avec une autre version «L’os qui chante». Il est question dans l’un comme dans l’autre d’un enfant martyr dont le meurtre est dénoncé par le chant : chant de la flûte façonnée dans un de ses os par un jeune berger, chant de l’oiseau né du rassemblement magique de ses os par une fée.