samedi 9 juin 2018

Le fleuve aux neuf sources, Carmela de Bozano.



« QUÉROS mountânos. Qué tan aoutos soun. »

«Ces montagnes. Qui sont si hautes» n’ont jamais séparé les hommes qui vivaient au Nord et au Sud des Pyrénées. Depuis le commencement des temps, les gens du Piémont français ont passé «tras los montes» et les Navarrais, Aragonais, Catalans sont venus en France abriter leurs douleurs, leurs détresses ou leurs inquiétudes.

Ce sont des princes d’Espagne qui ont fondé les villages frontières de l’Hospitalet et de Salau. L'histoire conte qu’en 1003, Bernard d’Enveigt, neveu de la douairière de Cerdagne, fonda l’hôpital de Sainte-Suzanne, agrandi d'un monastère des Hospitaliers, autour duquel le village de l’Hospitalet planta ses rares maisons. Le prince espagnol se souvenait que, par un temps de neige, alors qu’il franchissait le col de Puymorens, ils avaient, lui, sa monture et sa suite, failli périr dans une tourmente, qui les avait surpris sur ce revers nord des Pyrénées, au climat plus rude, plus froid et plus brumeux que celui de la Cerdagne ensoleillée. 
Dans la tourmente, aveuglés qu’ils étaient par la neige soulevée, ayant perdu leur route, le prince avait recommandé son âme à Dieu, et promis que s'ils sortaient, lui et les siens, vivants de cette aventure enneigée, il ferait construire un asile pour les voyageurs égarés. Il avait tenu parole et «l'Ospital Sainte-Suzanne» était né, pour le grand réconfort de tous les pèlerins, pâtres et voyageurs, que les nécessités de leur vie contraignaient à franchir le col de Puymorens.

C’est une femme, Carmela de Bozano, qui est à l'origine de la fondation de Salau, dans la haute vallée du Salat. Environ la même époque, Carmela était une noble damoiselle qui abritait son existence dans une tour, posée au sommet d’un pic de la sierra Catalane.

De son belvédère, elle voyait ces montagnes, qui l’entouraient et la protégeaient, et son regard se perdait à suivre les aigles au vol lourd, les isards qui sautaient d’un rocher à un autre, et cette vie des bêtes de la montagne la distrayait de son chagrin, qui était lourd à son cœur de vingt ans (1). Un jour, n'y tenant plus, elle se résolut à quitter ces lieux, témoins de son inguérissable douleur, et à passer les monts pour aller vers la douce France essayer d’oublier. Ici, tout lui rappelait son infortune; derrière l’écran des cimes enneigées, elle attendrait dans la piété de son âme que ses tristesses deviennent plus légères.

Elle se décida au départ, ferma sa demeure, et prit la route des cols. Elle emmenait avec elle ses plus fidèles serviteurs, et les objets les plus précieux de son douaire. On était en juillet. Le soleil brillait dans un ciel incandescent et les rochers, même aux hautes altitudes, semblaient brûler. Une vapeur d’air sur-chauffé tremblait sur ce paysage désolé, et les pierres du chemin brûlaient les pas des voyageurs. Parfois on atteignait un névé et la neige durcie permettait de se désaltérer et de reprendre du souffle.

On montait toujours. Enfin la petite troupe aborda le col, et la descente sur le versant français. Hommes et bêtes se crurent tirés de peine. Hélas! trois fois hélas ! Un vent d’autan, plus chaud que braise, s'était levé et leur soufflait à la face son haleine brûlante, comme si le soleil n’avait pas suffi ! Plus dure encore que la montée fut la descente, et le soir tombait lorsque Carmela de Bazano et sa suite atteignirent un ravin enfoncé au milieu de parois grises, sèches et décharnées. Pas le moindre bruit de source, pas le plus petit filet d’eau scintillant. Carmela qui mourait de soif, épuisée de fatigue, se prit à pleurer et neuf larmes jaillirent de ses yeux noirs. Aussitôt, à la place où chaque larme avait touché 1e sol, on vit apparaître une naïade. La troupe des neuf nymphes entoura Carmela et essuya les pleurs salés qui avaient mouillé ses joues.

Puis Carmela, du haut des monts, vit descendre une fée tenant à la main un bouquet d'edelweiss, l'immortelle des neiges, qui ne pousse qu’au delà de 2.000 mètres d'altitude. La fée s'approcha de la désolée Carmela et lui donna en offrande ces fleurs cueillies pour elle :
— Prends ce bouquet d'immortelles. Elles seules durent, mais le chagrin s'use toujours. Elles t’apporteront la paix du cœur et la neige qui les a nourries va féconder cette terre aride, où tu trouveras l'apaisement de ton âme.

Après ces rêconfortantes paroles, la fée disparut et Carmela épuisée s'endormit. Au réveil, le lendemain, elle ne reconnut plus le paysage qui l’avait tant heurtée la veille : sur sa tête un chêne avait poussé pendant la nuit, et ses branches vigoureuses formaient un écran protecteur contre les ardeurs du soleil naissant. Là où ses larmes étaient tombées, des sources étaient nées, qui chantaient la chanson de l’eau et de la fraîcheur.

Elles venaient de part et d’autre du cirque, et collectées en un ruisseau unique, elles allaient bondissant sur les cailloux, se précipitant vers l'aval, donnant naissance au Salat. Dans la nuit tombante, elle n’avait pas vu que la montagne qui fermait l’horizon vers le sud, le Mont Géou, était perforée à sa base par une excavation, un tunnel qui faisait communiquer le pays qui était le sien et celui où elle venait d’arriver. Elle décida que celui-ci serait sa patrie d'adoption.

Une fraîcheur incomparable avait changé le désert de la veille en un décor d’enchantement. De l’herbe fraîche avait poussé sur les rives du ruisseau, des arbres, en une nuit, avaient mis leurs ramures touffues et des oiseaux innombrables saluaient de leurs cris de joie la naissance du jour.

A ces signes, Carmela comprit que la peine qui avait séché son cœur était proche de son terme, et qu’en ces lieux qui lui faisaient fête, elle allait trouver le réconfort qu’elle cherchait.

Carmela décida de faire construire un monastère, où les voyageurs pourraient se reposer avant ou après avoir franchi les ports des Pyrénées. Près du monastère, une église fut édifiée et la jeune abbesse devint un modèle des vertus chrétiennes et sa renommée fut connue de tous les habitants de la vallée. Sa piété
et sa bonté se répandirent en ondes bienfaisantes et un village se constitua autour du monastère. Ce fut Salau, dont l'église est du XI siècle. Le bien que Carmela faisait aux autres parfuma aussi son âme. Dans la pratique de la charité, elle oublia ses tourments personnels et trouva la paix qu’elle était venue chercher dans ce pays qui était devenu le sien.

Depuis des siècles et des siècles, Carmela n’est plus. Elle a rendu son âme à Dieu, mais son souvenir vit encore dans le haut Salat. La fée des edelweiss est devenue la patronne des amoureux, dont elle apaise les tourments de cœur, comme elle le fit pour Carmela de Bozano, princesse espagnole et abbesse du monastère de Salau.



(1) Son mari, parti à la Croisade, n'était pas revenu.

M.Mir & F.Delample
Contes et Légendes du
Pays Toulousain.

F.Nathan 1956




samedi 24 février 2018

La légende du cimetière de Barancou.


Tournez le dos au lac et priez Dieu ! Malheur à ceux qui se retourneront !


Remontons la vallée de Gnoles, dans la région de Naguilles ; au-dessus de la Jasse de la Banèye existe un lieu maudit nommé cimetière de Barancou. C’est bien un cimetière puisque dans les temps très anciens on pouvait y voir quelques croix de fer. Plus près de nous, vers 1850, on y découvrit un bloc de granit. Les origines du cimetière sont mystérieuses parce que, vraisemblablement, trop lointaines. La présence d’un ossuaire à si haute altitude paraît paradoxale. 
Les montagnards avaient l’habitude autrefois de faire bénir leurs troupeaux dans les hauts pâturages. 
À cette époque de foi naïve et fanatique, ils croyaient de cette façon les mettre sous la protection de Dieu et à l’abri des maléfices du Diable et des sorcières. À cet effet, ils partaient au printemps en de longues processions dans les alpages. C’est ainsi que l’une de ces processions, alors qu’elle se trouvait dans les hauteurs qui dominent Baneye, à une période de l’année où le sol miné par les eaux d'infiltration manque de stabilité, fut surprise par une avalanche et partiellement anéantie. C’est pourquoi la population, ignorant les faits relatifs à l’origine du cimetière de Barancou, n’a pas manqué d’envelopper ces lieux d’une mystérieuse légende. 



La légende du mystérieux cimetière de Barancou.


Alors que les ramadièrs (conducteurs de troupeaux) se trouvaient dans les parages herbus de Naguilles, ils furent bien surpris de remarquer au milieu de leurs bêtes un magnifique bélier noir. Ils le chassèrent vainement. Le bélier traqué et brutalisé par les uns se rendait inlassablement au troupeau des autres. 
En automne, quand les moutons regagnèrent les bergeries de la plaine, le marrà s’éclipsa. Il réapparut la saison suivante, venant on ne sait d’où. Les pâtres intrigués et mécontents des jeunes agneaux noirs nés l’année précédente le chassèrent  avec acharnement, tel que l’austère bélier fut contraint, sous une terrible bastonnade, de se réfugier dans le lac. Il plongea avec une aisance parfaite dans l’onde limpide, puis émergea du milieu des eaux. Il claironna, alors, deux longs puissants bêlements que répétèrent les échos du cirque. À la grande stupeur des ramadiers, tous les moutons noirs reconnurent l’appel paternel. Ils se précipitèrent du haut des monts vers Naguilles et plongèrent dans le lac. Jamais plus on ne les revit.


Les pâtres, alarmés par une perte aussi considérable, virent dans le bélier noir un envoyé du Diable. Ils appelèrent à leur aide le curé d’Orlu. Celui-ci se rendit à Naguilles accompagné de ses paroissiens pour bénir le lac et délivrer aussi les bergers des maléfices de Satan. La procession ondula à travers les sentiers de la montagne et arriva à Barancou. Le prêtre fit alors en langue romane, seule connue à l’époque, les dernières recommandations : « Viratz lîzsquina a! lac et pregatz Dius . Malur al que se reviraràn » (tournez le dos au lac et priez Dieu ! Malheur à ceux qui se retourneront). Il commença ses longues prières, ses incantations mystiques, et arriva enfin à la bénédiction du lac. À cet instant on entendit un terrible grondement, suivi de violentes secousses, tandis que d’éclatantes lueurs d’incendie resplendirent dans la vallée. Le Diable et sa cour apparurent au milieu des flots et hurlèrent en chœur : « On zziurem ? A Naguilles toÿom » (où vivrons-nous ? À Naguilles toujours). Mais le prêtre leur répondit d’une voix forte : « Tmquz nîzmân / Estane dËrân » (par là en haut / étang d’Eroun). Â ces paroles, les plus curieux des paroissiens oublièrent les recommandations du prêtre, « Malur al que se reviraràn », et se retournèrent vivement. Hélas ! leur terreur fut si grande, devant le spectacle horrible des diables en furie, qu’ils tombèrent foudroyés de peur. 
On ne put songer à emporter au village tous les corps des victimes de leur néfaste curiosité et on les inhuma sur place. 

C’est ainsi que ce lieu maudit devint le cimetière de Barancou.


jeudi 15 février 2018

La nuit de la Unarde.


C’était à Siguer à la fin de l'automne. L'hiver près des forêts du Val-de-Siguer et de Lercoul était déjà là. Je m'en rappelle très bien. Un feu de bûches crépitait dans la petite cheminée du café Rousse et derrière les vitres protégées par des rideaux à carreaux rouges et blancs, le brouillard avait envahi les rues du village, nous ne pouvions voir de l’autre coté de la rue. 

- Il ne va pas tarder, dit à nouveau l'aubergiste ; avec ce brouillard, il ne peut pas être en avance. 
- Qui « il » ? Nadal, le conteur. Sans doute aussi contrebandier, trafiquant de cigarettes et joueur de jeu de quilles place N.D. de la Daurade à Tarascon. 
Il nous avait donné rendez-vous ce soir-là, dans ce café rue des comtes de Foix à Siguer. 

La nuit s'apprêtait à être longue et tous ceux qui étaient autour de la cheminée commençaient à s'inquiéter vaguement. Au-delà du brouillard, dans la vallée, passait en rafales hurlantes un vent glacial et les hêtres centenaires gémissaient lugubrement. 


- Tenez, prenez un peu de ce vin des Coteaux de la Lèze, proposait l'aubergiste ; il ne fait pas mal et vous donnera le temps d'attendre. 
Brusquement la porte s'ouvrit toute grande. Le vent, les gémissements des arbres à la sortie du village, le froid entrèrent en même temps qu'une forme humaine serrée dans des peaux de moutons avec une tête ronde de dieu solaire et des cheveux dressés comme des piquants de hérisson. 
Nous dûmes avoir si peur de Nadal, que le conteur, éclata de rire. 

- C'est la nuit de La Unarde, déclarat-il simplement avant de s'emparer d'un verre de vin déposé pour lui, au coin de la table. 
- Les âmes des combatants morts sur le plateau, courent cette nuit dans le pays. 
Lorsqu'il eut bien bu, il retourna vers la porte et l'ouvrit d'un seul coup. 

- Écoutez, murmura-t-il. 

Alors entrèrent dans la petite auberge tiède d'immenses clameurs : des appels, des hennissements de chevaux effrayés, des éclatements de roches, des craquements d'arbres, des bruits d'armes de fer entrechoquées, des râles de mourants, des chants de guerre et de morts. 
Ce tintamarre épouvantable envahissait tout. La bataille avait lieu là sur le plateau de La Unarde il y a 12 siècles, toute proche, derrière le rideau de brouillard. D'un instant à l'autre, nous nous attendions à voir surgir un combattant Sarazin ou Franc. Nul n'aurait été étonné de voir apparaître un blessé couvert de sang. 

J'étais saisi de stupeur. J'essayai de toucher mon voisin, de lui parler, mais ce fut impossible. Il était lui aussi aux prises avec les clameurs de la bataille. Quant à Nadal, à demi penché au-dehors, il semblait prêt à se précipiter dans la tourmente. 

Le tumulte dura un très long moment puis les coups, le choc des armes, le halètement des combattants se ralentirent. Le roulement des roches se raréfia. Ce ne fut alors qu'une longue et douce plainte mourante lorsque s'éleva au-dessus de tout cela, tragique et pur, le chant de l'olifant. 

Le conteur referma la porte avec précaution, sans la heurter. La mort n'était pas loin. Les combatants expirant lançaient leurs messages d’adieu. Il y a une nuit par an où le vent et le brouillard se mélangent à la montagne et à la forêt pour rappeler ce qui s'est passé au coeur de l'été 778, là, tout près, sur le plateau de la Unarde au sud de Siguer. Après la bataille décisive qui eut lieu aux portes de Tarascon, dans la plaine de Sabart, les Sarazins, poursuivis l’épée dans les reins, ne pouvaient dans leur précipitation choisir la route la plus praticable pour passer en Espagne. 
Une troupe de ses fuyards dut prendre par la vallée de Siguer. Parvenue à la plaine de La Unarde, il ne lui fut pas possible de pousser plus loin sa retraite; des montagnes à peu près inaccessibles, des abîmes sans fond s’offraient désormais à eux. Acculés à ces roches, les Sarazins vaincus livrèrent à leurs ennemis un suprème combat, terrible, desespéré, où ils tombèrent jusqu’au dernier sous le fer des guerriers Francs. 
Jamais lieu ne pourra oublier cette bataille et d'écho en écho le tumulte vient à nous pour nous la rappeler. 
Charlemagne le lendemain des combats parvint sur le plateau de La Unarde, le sol était jonché des dépouilles des combatants Sarasins et Francs. Les soldats furent ensevelis dans deux grandes fosses. Mais voyez-vous, en fait, les combatants morts n’ont jamais quittés ces lieux. Ils errent depuis cette époque dans tout le Pays d’Ariège. 



- Mais vous avez dit, murmura mon plus proche voisin, que c'était aujourd'hui « la nuit de La Unarde ».  Le savant conteur nous regarda, étrangement ahuri. Nous venions de le replonger dans la réalité. Le feu brillait toujours mais son éclat était devenu froid. Dehors le vent s'était apaisé et le calme soudain établi parut encore plus étrange que la tempête. 
Nous avions tous en tête les images de ces preux chevaliers morts au combat.
Brusquement, il y eut au-dehors un grand craquement. Comme si des arbres étaient écrasés, piétinés. Nous étions glacés par la peur. Nadal se précipita sur la porte et l'ouvrit en criant : 
- C'est eux ! Les morts de La Unarde !

La nuit et le brouillard étaient toujours là, compacts, impénétrables. Nous entendions le tumulte s’éloigner au loin vers le plateau de la Unarde.