mercredi 24 décembre 2025

Le Noël de la Vieille.


    « La vieille n’invitait jamais personne, personne... Elle s’asseyait sur une chaise basse au coin du feu où bouillait la marmite, trempait la soupe dans son assiette, mangeait légumes et lard puis se levait avec précipitation comme si d'être seule pour le vieux rite du repas l’eût trop gênée. Et elle n’invitait personne, personne.

    « Mais le soir de Noël, bien avant l'heure de la veillée, elle ouvrait toute grande sa grande armoire, en tirait huit assiettes plates à fleurs, trois plats, des verres, une bouteille de vieux vin. Et, pieusement, elle dressait le couvert.

    « Sur le feu mijotaient les plats rituels : la morue à l'huile, les haricots à l'huile, les pruneaux au vin rouge parfumés de cannelle. Un bon repas paysan. Mais, chose étrange, la vieille femme ne débouchait pas sa bouteille, elle ne coupait pas en tranches le gros pain déposé au bout de la table, un couteau sur son ventre doré. Et pourquoi aurait-elle empli les verres et coupé son pain ?

    Les bouches d'ombre si grandes, si grandes, se contentent de caresser le pain de leurs froides lèvres et de humer le parfum du vin.

    « Tristes convives, n'est-ce pas ! Mais il ne faudrait pas tenir à propos devant la vieille! Car elle vous refermerait la porte au nez !

    Au reste, à partir de minuit, heure à laquelle naquit celui qui devait rouvrir les tombeaux, la porte demeurait entrebâillée afin que les lents convives s’y glissassent aisément. Et il se produisait toujours un signe qui marquait leur entrée : une poutre craquait.… ; activé par un brusque courant d'air, le feu mis éteint pétillait ; ou bien le chat, arraché soudain de son sommeil, se dressait, le poil hérissé, les yeux fixes et pleins d’épouvante avec un miaulement d'appel

« “Les voici qui viennent !” murmurait la vieille en se signant. Et, selon les rites, pelotonnée dans son lit aux rideaux tirés, elle fermait très fort ses yeux qui ne devaient pas voir les morts.

« Huit ! Pas un de moins ! Sa mère, son père, le mari et les cinq enfants que la guerre ou la maladie lui avaient pris. Chaque nuit de Noël les lui rendait pour une petite heure, le temps de goûter aux mets préparés avec amour. Le “Maître” trouverait-il le vin assez fruité et la vieille mère les pruneaux assez sucrés ? Quant aux cinq garçons, les braves petits, ils n'avaient jamais été difficiles ; pourquoi le seraient-ils devenus aux pieds de Dieu ?

« La vieille femme, qui ne recevait jamais personne, personne, attendait, le cœur battant, que ses huit convives eussent achevé leur repas, c’est-à-dire qu’une heure ait sonné. Puis, sans que sa foi fût troublée par la vue du pain et des plats intacts, elle se levait pour refermer la porte, mangeait pieusement un peu de pain, ce pain bénit par l’attouchement des morts, et se couchait  l’âme en joie.


Isabelle Sandy, un homme à la mer 1932.








1 commentaire:

  1. Un conte magnifique qui en dit long sur les croyances singulières de certains à cette époque . Merci de nous régaler d'histoires et de contes

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