lundi 22 décembre 2025

La légende du Cimetière de Barancou.

En quittant Orgeix, le sentier s’élève doucement au fond de la vallée. Très vite, le village se fond dans le paysage et disparaît derrière les premières pentes boisées. Au-dessus de vous se dresse la Dent d’Orlu, masse minérale puissante et déchiquetée, véritable porte de pierre de la haute vallée. Depuis toujours, elle sert de repère aux bergers comme aux voyageurs, signalant l’entrée d’un monde plus rude.

Le chemin remonte la vallée d’Orlu en longeant les ruisseaux issus des jasses d’altitude. On devine, sur les versants, les anciennes jasses des Cizarlots et les replats herbeux où, jadis, les ramadièrs conduisaient leurs troupeaux à la belle saison. Plus haut, les serrat de Coste Rebenc et serrat d’en Sur ferment l’horizon, tandis que les pentes du pic de Cimet rappellent la verticalité du lieu. Ici, chaque nom de la carte raconte une histoire de bêtes, de passages et de saisons.

À mesure que l’on progresse, le paysage devient plus ouvert, plus minéral. Les bois s’éclaircissent, laissant place aux estives battues par le vent. On comprend alors pourquoi ces lieux ont nourri tant de récits : le silence y est profond, presque pesant, seulement troublé par le sifflement du vent ou le cri lointain d’un rapace.

Après une longue montée, le chemin oblique vers la droite. Apparaît alors l’Étang de Naguilles, vaste miroir sombre enchâssé entre les montagnes. Retenu par son barrage, le lac semble immobile, comme s’il dissimulait quelque chose sous sa surface. Les bergers d’autrefois s’en méfiaient, car les eaux profondes et froides de Naguilles passaient pour être habitées par des forces qu’il valait mieux ne pas provoquer.

Sur la rive droite de l’étang, à l’écart du chemin principal, le terrain devient chaotique. Là, au milieu d’un amas de blocs granitiques disjoints, se dressent plusieurs croix en fer forgé, mangées par la rouille et le temps. Rien n’indique officiellement leur présence. Pourtant, elles sont là, plantées entre les pierres comme si la montagne elle-même les avait acceptées.

Vous êtes arrivé au Cimetière de Barancou.

C’est ici que les anciens situaient un drame ancien, né du temps où les troupeaux montaient à Naguilles, où l’on craignait les signes trop sombres, et où la frontière entre le monde des hommes et celui du Mal semblait fragile. Dans ces estives, la foi accompagnait chaque pas, et la curiosité pouvait devenir funeste.

C’est cette légende, transmise de veillée en veillée par les bergers de la vallée d’Orlu, que l’on raconte encore aujourd’hui.


La légende du mystérieux cimetière de Barancou.

Alors que les ramadièrs, conducteurs de troupeaux, faisaient paître leurs bêtes sur les pâturages herbus de Naguilles, ils furent intrigués par l’apparition soudaine d’un magnifique bélier noir, surgissant au milieu de leurs moutons. Ils tentèrent de le chasser, mais en vain : pourchassé et malmené par les uns, l’animal rejoignait inlassablement le troupeau des autres, comme insaisissable.

À l’automne, lorsque les moutons redescendirent vers les bergeries de la plaine, le marrà disparut sans laisser de trace. Il reparut pourtant au printemps suivant, venu de nulle part. Les pâtres, de plus en plus méfiants, remarquèrent alors la naissance de nombreux agneaux noirs. Exaspérés, ils se mirent à traquer le bélier avec acharnement. Sous les coups et la violence, l’austère animal n’eut d’autre refuge que le lac.

Il s’y plongea avec une étonnante aisance, disparut sous l’eau limpide, puis réapparut au centre du lac. Là, il lança deux longs bêlements puissants, que les échos du cirque répétèrent. À la stupeur des ramadièrs, tous les moutons noirs reconnurent l’appel de leur père : ils se précipitèrent depuis les hauteurs vers Naguilles et plongèrent à leur tour dans les eaux du lac. Jamais plus on ne les revit.

Effrayés par cette perte immense, les pâtres virent dans le bélier noir un envoyé du Diable. Ils appelèrent à l’aide le curé d’Orlu. Celui-ci se rendit à Naguilles accompagné de ses paroissiens afin de bénir le lac et de délivrer les bergers des maléfices de Satan. La procession serpenta à travers les sentiers de la montagne jusqu’à Barancou.

Arrivé sur place, le prêtre fit en langue romane, seule parlée alors, ses dernières recommandations :
« Viratz lîzsquina a! lac et pregatz Dius. Malur al que se reviraràn. »
(Tournez le dos au lac et priez Dieu. Malheur à ceux qui se retourneront.)

Il entama de longues prières et d’obscures incantations, puis bénit le lac. À cet instant, un grondement terrible retentit. La terre trembla, des lueurs d’incendie illuminèrent la vallée. Le Diable et sa cour surgirent du milieu des flots en hurlant :
« On zziurem ? A Naguilles toÿom ! »
(Où vivrons-nous ? À Naguilles toujours.)

Le prêtre leur répondit d’une voix ferme :
« Tmquz nîzmân, Estane dËrân. »
(Par là-haut, l’étang d’Eroun.)

Mais certains paroissiens, oubliant l’avertissement du prêtre, se retournèrent. Leur effroi fut si grand face au spectacle des diables déchaînés qu’ils tombèrent foudroyés par la peur. On ne put transporter tous les corps jusqu’au village ; ils furent enterrés sur place.

Ainsi naquit la sinistre renommée de ce lieu maudit, que l’on appelle depuis le mystérieux cimetière de Barancou.





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