ROSALIE DES CHEVRES.
C'était très curieux : Rosalie était presque une Personne célèbre. Du moins elle était fort connue à vingt lieues à la ronde et souvent même bien plus loin. On disait : « Vous savez, Rosalie. mais oui... “Rosalie des chèvres” ».… Évidemment on savait...
Elle était devenue peu à peu Rosalie des chèvres. Cette popularité elle la devait à ses sept chèvres. Elle avait décidé une fois pour toutes qu'il en faut sept pour vivre, et qu’une de plus ou de moins détruit l'harmonie...
Elle n'avait rien fait pour cette popularité. Je pense même qu'elle l’ignorait. Mais elle était restée un type de femme aboli, dépassé par notre monde en décadence. Elle était pure. Sa vie avait été une longue pureté et une longue simplicité.
Elle était née dans un hameau haut-perché de l’autre côté du massif de Tabe, que domine le pic Saint-Barthélémy en Ariège.
Elle avait peu fréquenté l'école, car le village était beaucoup plus bas, que les hivers étaient longs et que les derniers loups couraient encore par les landes.
C'est ainsi qu'elle acquit des vertus que seule peut-être dans un monde fou, elle ne devait pas jeter par-dessus les moulins de la vallée du Touyre. Et pour elle, c'était si simple de rester ce qu’on l'avait faite.
Jusqu'à son mariage, elle n'avait jamais chaussé autre chose que des sabots où elle mettait une poignée de paille et l’été elle allait la plupart du temps pieds nus.
Elle ne connaissait que la langue d'Oc, parlée par les siens et tout le voisinage.
Le français, elle devait l’apprendre bien imparfaitement et par bribes, plus tard. Mais la langue d’oc revenait sans cesse à sa bouche, et cela faisait sourire quand elle s’adressait à quelqu'un en français. Il lui arrivait de dire peiche pour poisson, sèbe pour oignon et carrière pour rue.
En juillet 1914, le 15 exactement, Rosalie fit un grand Voyage. Elle franchit la montagne et vint se fixer à Mouréou, où le François, son mari, avait sa maison, sa famille, ses biens. Et le lendemain des noces, en ouvrant les volets de sa Chambre nuptiale, elle découvrit un panorama extraordinaire : en face une montagne allant jusqu'au ciel, une immense pyramide faite d’à-pics vertigineux, et là-haut, sur le sommet une construction fascinante, un château céleste.
C'était Montségur.
Elle resta un moment rêveuse devant ce site grandiose. Elle ne connaissait nullement l’histoire de haut lieu. À quoi rêvait-elle ? aux événements récents qui l'avaient faite femme ?.… À sa nouvelle vie ressemblant étrangement à l'ancienne ? A son prince charmant, carré et moustachu qui s'était levé fort matin pour nourrir les vaches, et qui en ce moment, labourait dans les environs ?... À ce site insolite où la spiritualité s'inscrivit un jour dans les rocs ?...
Mais la vie de tous les jours n'était pas faite de rêverie. Elle descendit en bas, et la grosse Victorine, sa belle-mère, eut tôt fait de lui faire voir les lieux, les deux cochons dans leur bauge, la basse-cour, l'étable, le jardin. Oui, il y avait de l'ouvrage pour Rosalie, et elle s'y mit bravement sans attendre.
Ces bonnes gens trimaient dur, comme on trimait dur à la terre à cette époque-là. Ils ne lisaient pas de journaux et ignoraient tout des événements qui étaient en marche.
Une quinzaine de jours après son mariage, Rosalie alla jusqu’au col d'où la vue s'étend vers la Basse-Ariège, accompagne le François qui devait prendre le train à Foix et regagner son affectation à Toulouse. C'était la mobilisation générale.
Le François ne revint jamais. Un mois après il tombait d'une balle en plein front, quelque part en terre étrangère.
Rosalie avait-elle eu le temps de devenir femme ? Si peu, sans doute.
A Mouréous, la vie continuait comme avant le drame. Les parents de François nourrissaient en eux une peine infinie, mais ne la montraient guère. La grosse Victorine profitait de l'heure de la pâture de cochons pour laisser ruisseler des larmes clandestines sur ses joues ridées. Puis elle les essuyait furtivement d’un revers de manche pour reparaître devant son mari.
Rosalie continua sa tâche. Et des années passèrent. Ses beaux-parents se firent vieux. Elle les soigna consciencieusement, comme il était naturel qu’elle le fit. Et puis, l’un après l'autre, elle leur ferma les yeux, sous le portrait de François en capote et calot de fantassin, surmonté d'un brin de laurier béni.
Et Rosalie resta seule dans cette grande maison.
Encore beaucoup de temps passa. Son visage se rida comme ces petites pommes rouges qu'elle disposait sur des journaux près de son lit et qui sont si bonnes à partit du mois d'avril.
Peu à peu, elle abandonna le gros travail, vendit ses vaches, loua ses champs et ses prés (oh ! pour si peut), se contenta de cultiver son minuscule jardin près de la fontaine, et de "faire venir" un cochon jusqu’au poids d’une centaine de kilos.
Et puis elle eut ses chèvres, sept chèvres qu’elle allait garder tous les jours, sauf au plus fort de l’hiver.
Le jardin, le cochon, les sept chèvres, c'était toute la vie de Rosalie.
Chacune de ses chèvres avait sa personnalité propre. Et Rosalie les avaient baptisées selon leur caractère. Il y avait la plus farouche qui sautait et baissait ses cornes les chiens ou les inconnus ; Balento, celle qui avait le plus de lait ; Magnago, la plus gentille ; Poulido, la plus jolie avec son manteau d'hermine ; Tuffeto, qui avait comme une aigrette entre ses petites cornes ; Mirgaillado, la blanche et noire, et enfin Crabideto, la préférée peut-être, qui avait été au seuil de la mort et que Rosalie avait sauvée à force de soins et patience.
On voyait souvent la bergère et son troupeau de chèvres sur les pentes de Montségur ou dans les prés au fond du ravin de Serrelongue. Et les touristes de Montségur engageaient conversation avec cette femme simple qui souriait de toutes ses rides.
C’est ainsi qu’elle devint populaire.
On disait : « J'ai rencontré au pied de Montségur une Chevrière au milieu de ses chèvres. Elle est venue vers moi comme si elle me connaissait et nous avons causé. Quelle personne avenante ! »
On répondait : « Ah ! oui, c'est Rosalie des chèvres ! »
Mais ce que personne ne savait, c'est que Rosalie avait au fond de son cœur un grand secret , et que ce secret nul ne le connaîtrait jamais.
Elle “savait”, elle avait peu à peu acquis la certitude que François n'était pas mort dans les boues de la guerre, mais qu'il habitait là-haut dans ce château tant visité.
Elle avait appris ce grand secret par des rêves qu’elle avait fait, par des signes dans le ciel, ou dans la nuit. La première fois qu’elle avait fait ce rêve étrange de sa vie à Montségur, elle avait ouvert la fenêtre, et là-haut au milieu des étoiles, elle avait perçu des signes lumineux.
Oh ! personne ne l'avait rencontré et ne risquait pas de le rencontrer. Il habitait une sorte de palais souterrain, sous le château. L'entrée en était rigoureusement cachée par des touffes de buis et de noisettes, et il était impossible de la découvrir. François, elle l'avait peu connu. Quinze jours de vie commune au cours desquels chacun travaillait de son côté, et seulement quelques instants de vie conjugale dans un lit à grands rideaux rouges à fleurs et dans une chambre obscure. Elle n'avait pas eu le temps d'aimer ce compagnon de deux semaines, ni de devenir pleinement une femme.
Elle aurait pu, bien sûr, même du vivant de ses beaux-parents, une fois la grande tourmente passée, aller gagner de l'argent dans les usines textiles de la région. Elle y aurait sans doute rencontré un compagnons qu'elle aurait eu, cette fois, le temps d'aimer... Non ! cette idée ne l'avait pas effleurée.
Et peu à peu elle s'était mise, dans cette grande maison déserte, à aimer un fantôme dont elle avait même oublié les traits. Et peu à peu ce fantôme était devenu un personnage bien réel, sous sa capote et son calot, et il habitait là-haut, sur le “pog” de Montségur.
Oh ! elle seule pouvait distinguer dans la nuit le signe par lequel il lui demandait de venir le rejoindre.
Elle allait alors ouvrir aux sept chèvres étonnées, mais qui la suivaient avec habitude, et sur le coup de minuit elle, prenait les sentiers familiers qui la conduisaient là -haut son rendez-vous d'amour.
Elle retrouvait toujours le François avec sa capote et calot comme sur le portrait. Elle lui demandait en patois, s'il se trouvait bien dans sa solitude, s’il ne « languissait » pas s'il ne voulait pas venir un peu, en bas, dans sa maisons.
Mais il secouait la tête et disait : « Tu sais bien que je suis mort. Qu'une balle m'a troué le front. Ailleurs je serais serait mort. il n'y a qu'ici que je vis, parce qu'ici ce n’est pas un lieu comme les autres. »
Elle le comprenait et soupirait. Puis elle le quittait en lui disant : « Eh, bien ! Ce sera moi qui viendrai jusque à toi. »
Et elle venait le rejoindre, toujours suivie de ses chèvres, dès qu'elle percevait le “signe” qui le lui demandait.
Et cela dura des années. Rosalie était heureuse, partagée entre deux mondes, vivant dans un étrange dualisme, vaquant à ses occupations, nourrissant le cochon, cultivant des légumes, soignant les chrysanthèmes pour les morts, gardant ses chèvres, causant gracieusement avec tous ces gens qui venaient de fort loin pour voir Montségur, mais les yeux étrangement attirés par la montagne de son secret.
Rosalie peu à peu devint une petite vieille alerte, mais elle ne s'en aperçut pas. Elle vivait hors du temps. Elle faisait les gestes nécessaires de la vie, mais attendait patiemment un signe la montagne, un appel qui lui ferait reprendre le sentier abrupt en pleine nuit.
Un jour, un touriste à qui elle parla lui fit voir un livre. Le titre la frappa “Le secret de Montségur”. Elle fut sur le point de raconter ce qu'était le vrai, le seul secret de Mont-ségur !… Elle se tut, à temps, dieu merci !
* * *
Un 17 mars, au matin, des jeunes gravissant, sacs sur le dos, le sentier de Montségur furent étonnés de voir des chèvres broutant les bourgeons des arbustes et l'herbe naine du chemin. Intrigués, ils s'arrêtèrent, voulurent les caresser. L'une des chèvres (c'était Jaurélo) se cabra et les menaça de ses cornes.
Tout de même il y avait quelque chose d'insolite dans ce caprin troupeau, broutant à une heure si matinale, sans berger ni bergère.
La veille, il avait neigé... Comme peut-être il avait neigé un autre 16 mars, bien loin au fond du passé. Un 16 mars qui avait vu un immense feu brûler toute la nuit, en bas, au dessus du chemin creux, par où tant de fois avait passé Rosalie des chèvres.
Les jeunes appelèrent.… l'écho seul répondit. Ils allaient se remettre en marche quand l’un d'eux aperçut comme un tas de vêtements au bas d’un rocher.
C'était Rosalie. La veille, jour anniversaire d’un grand crime de l'Histoire, elle avait capté l'appel de la montagne.
A minuit, elle s'était mise en route, sous sa cape de bure et son bâton à la main. Ses chèvres la suivaient, dociles; sur le sentier. Là-haut, sur la neige fraîche, ses pas avaient glissé sur un rocher.
Elle était morte là, simplement, comme elle avait vécu sur le chemin de son dernier rendez-vous.
André MAYNARD
Nouvelles et récits autour de Montségur.
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