Il y avait au XIII siècle à Saleix deux moulins qui tournaient, tournaient au fil de l’eau. Le village était plus peuplé que de nos jours et chaque maison abritait une nombreuse famille. Tant de bouches à nourrir, sur un terroir peu prospère, cela donnait bien du mal aux paysans, qui récoltaient le grain sur les terres en pente de la Soulane, mais qui moissonnaient plus de seigle et de sarrasin que de blé.
Encore, si on n’avait pas été volé au moulin! On portait 10 mesures de grain et on ne ramenait pas 5 mesures de farine.
Les mieux servis, c’étaient les meuniers dont le métier de fainéant était le plus lucratif. Gustou et Bourtoumiu se valaient, c’est-à-dire qu’ils ne valaient pas cher, étant aussi voleurs l’un que l’autre. C’était leur seule ressemblance, car pour tout le reste, ils se détestaient, du fond de l’âme. Les clients de l’un regardaient d’un mauvais œil les clients de l'autre, et le village se trouvait partagé en deux parties adverses, à peu près égales, que M. le Curé, chaque dimanche, exhortait dans son prône, prêchant la pacification des esprits et des cœurs.
Ce n’était pas la même eau qui faisait tourner les meules des deux moulins rivaux. Gustou avait, le premier, bâti son moulin sur le ruisseau qui descend de la Crouzette, collecteur de toutes les sources de cette combe fraîche où les tourbières retiennent l’eau, la filtrent et livrent ces algues vertes imperceptibles, qui donnent aux flots cette couleur verte qu'on ne trouve nulle part ailleurs.
Non loin de Sagour, il avait utilisé une cascade éblouissante où le soleil faisait briller mille feux et qui fournissait la force nécessaire au mouvement des roues. L’eau était la plus fraîche, la plus limpide, la plus savoureuse de toutes les eaux roulées par les torrents pyrénéens.
Jugez de la colère de Gustou quand il apprit que Bourtoumiu, un propre à rien, un pas grand-chose, allait lui faire concurrence ! Il faillit s’étrangler d'indignation et il en appela à tous les saints du paradis. Lui faire ça, à lui, qui avait eu le premier l’esprit d’utiliser une invention venue de très loin, à ce que M. le Curé lui avait dit, le jour où il avait béni de son grand bénissoir son appareillage de meunerie : le canal d’amenée, la vanne, et les deux meules en granit serré des Pyrénées. Et d’abord n’avait-il pas les droits du premier occupant et pourrait-on lui ravir son bien, cette eau miraculeuse qu'il avait captée ?
Oui, mais Bourtoumiu n'était pas un sot et il avait eu assez de malice pour planter sa mécanique sur un maigre ru, issu d’une source toujours égale dans son débit et qui descendait des monts, à vive allure, en glissant comme un serpent argenté. Son moulin, il l’avait bâti près de l'autre, pareil en tous points à celui de Gustou, mais l'eau était encore meilleure, le courant plus uniforme et les meules d’un grain plus uni. Sa mouture était parfaite, et les habitants de Saleix, sollicités par l’un et l'autre, avaient choisi au gré de leurs sympathies. Ainsi la clientèle de Gustou avait été coupée en deux et cet affront, le meunier, premier en titre, ne pouvait le supporter.
Les « tire-terres » de Saleix portaient leurs grains à l’un ou à l’autre sans beaucoup d’illusions. Le proverbe était bon qui disait que si on change de meunier, on ne change pas de larron. Et la vie, après ces débuts dramatiques, redevint calme et tranquille dans la combe verte, près des eaux argentées qui chantaient une fraîche et pacifique chanson. Gustou avait une fille, un beau brin de fille qui vivait en haut, au village, près de sa mère qui l’initiait aux travaux de la maison et de la terre. On ne vit pas que de pain ! Il fallait aussi cultiver les légumes du jardin, aller chercher du bois pour se chauffer en hiver. Quelquefois quand le travail pressait, les deux femmes descendaient au moulin et aidaient Gustou à faire glisser la farine dans les sacs, à passer le froment au sas, pour le séparer du son. Honorine enseignait à sa fille la manœuvre du treuil, qui empêche les meules de coller l’une à l’autre; mais pour piquer les meules, Gustou était seul et alors il regrettait de n’avoir pas eu un garçon, qui aurait pu l’aider dans ce travail réservé aux hommes. Honorine lui disait bien qu’avec une fille ils auraient un gendre, mais ce n’était pas la même chose et il enviait la chance de son rival Bourtoumiu, qui avait un fils à qui il pourrait laisser son bien, le fruit de sa sueur. A celui-là, tout semblait réussir! Son fils Bernadou était un beau garçon solidement charpenté, qui savait charger et décharger les bêtes de somme qui venaient au moulin et qui n'avait pas son pareil pour faire tourner son fouet et faire siffler les lanières dans l’air. Gustou enviait sa chance à Bourtoumiu.
A mesure que les enfants grandissaient, il était envahi par une mélancolie noire, qui contrastait avec son humeur habituellement gaillarde. Chose curieuse, Bourtoumiu, qui n'avait pas les mêmes raisons de se tourmenter, tombait parfois lui aussi dans une profonde tristesse. Qu’est-ce qui pouvait les tracasser ainsi ?…
Un soir de Noël, alors qu'on veillait au coin de l’âtre, Gustou alluma sa lanterne et sous le ciel clouté d’étoiles, enfoncé dans sa «capette », il dégringola le sentier qui, de Saleix, descend au bord de l’eau. Bourtoumiu en fit autant. La nuit effaça toutes choses, mais aux moulins une lueur brillait, trouant l’obscurité d’une raie filtrant sous les portes.
Assis près de ses meules, qu’il avait mises en mouvement, Gustou était venu comme un médecin, voir ce qu’elles avaient à se défaire, lançant des éclats, à peine visibles, qui mélangés à la farine en altéraient la pureté. Ses meules étaient affectées de la maladie des pierres et il ne savait comment les guérir. Son honneur de meunier était compromis et ses clients allaient, pour sûr, le quitter pour aller grossir la clientèle de son rival. Comme les premiers tintements de la cloche annonçaient l’office nocturne, Gustou entendit ses meules parler. Au rythme du tic-tac du moulin s’accordaient des paroles impies :
Sat bol fé ja pot - Sat bol fé ja pot.
Si elle veut elle peut. Si elle veut elle peut.
Il n'y avait donc pas que les bêtes qui parlaient en cette nuit sacrée, les choses aussi avaient le don de parole. Et quelles paroles désinvoltes ! Gustou était atterré; ses meules étaient ensorcelées; il mit la vanne, se signa, prit son bâton, sa capette, sa lanterne, pour se rendre à la messe de minuit. Comme il fermait l’huis, il aperçut de la lumière chez Bourtoumiu et crut que le moulin était hanté. Il approcha, mit un œil à la serrure et regarda à l’intérieur. Le spectacle qu’il vit le frappa Vivement. Bourtoumiu, à genoux, les mains croisées, la mine défaite, semblait invoquer les esprits, et tendre l'oreille à une voix de l’au-delà que Gustou reconnut et qui, accordée au rythme du tic-tac du moulin, disait :
Sé nat bol fé qu’at deïché — Sé nat bol fé qu’at deïché.
Si elle ne veut pas, qu’elle le laisse.
Si elle ne veut pas, qu’elle le laisse.
Quelles paroles plus sacrilège encore que celles de ses meules ! Gustou appela son ennemi, dont il se sentait rapproché par une douleur semblable.
L’autre, reconnaissant la voix réconfortante de Gustou, ouvrit la porte et la terreur commune scella un rapprochement que rien jusqu'alors n’avait pu susciter. Bourtoumiu raconta la maladie de ses meules, la même dont souffraient celles de Gustou. Il dit comment, en cette nuit de Noël, il avait voulu, dans la solitude, essayer de percer le mystère de ce mal inconnu et quelle réponse décevante les pierres lui avaient apportée. Le même malheur changea en amis ces deux adversaires jusque-là irréconciliables. Ils reprirent en commun le sentier raboteux du village et entrèrent ensemble dans l’église, alors que le prêtre montait à l’autel. Ce fut une stupeur générale !
Le lendemain, ils allèrent conter leur triste aventure au curé de Saleix, qui les félicita d’avoir scellé une paix dont tout le village profiterait et qui leur donna de sages conseils. Lesquels ? Personne ne le sut. Mais Bernadou s’en fut, sitôt que les chemins furent débarrassés de la neige, au plat pays. Il entra comme garçon meunier dans plusieurs moulins de la plaine, et puis un jour on le vit revenir à Saleix, à la tête d'un attelage de mules qui traînaient deux meules de moulin, toutes les deux cerclées de fer et dont l’une portait sur une de ses faces cinq rigoles par où la farine pouvait couler. On construisit un peu plus haut un troisième moulin, pour abriter ces meules que Bernadou allait faire tourner. On annonça alors à tout le village le prochain mariage de Bernadou, le fils de Bourtoumiu, avec Hortense, la fille de Gustou. Le jour des noces le cortège descendit le raidillon.
Hortense mit l’eau au canal, Bernadou leva le treuil et on entendit mêlées au tic-tac du moulin ces paroles chrétiennes :
Diu nous ajudara. Diu nous ajudara.
Dieu nous aidera. Dieu nous aidera.
Alors, tout le monde comprit que la paix était consacrée par Dieu et que les meules étaient guéries de leur maladie. Mais avant de demander à ce troisième moulin d’assurer leur existence, les nouveaux époux prièrent monsieur le Curé de bénir leur gagne-pain. Ce fut une belle cérémonie, dans un décor de bois, d’eaux et de verdure. Tout le village était là en habits de fête et pendant que le moulin chantait.
Diu nous ajudara. Diu nous ajudara
Le prêtre décida que ce nouveau moulin, le troisième et le plus chrétien, moudrait le blé, celui de Gustou, le moins sacrilège, le seigle, et le plus touché par l’esprit du mal, celui de Bourtoumiu, le blé noir.
Ainsi fut fait, peu après jadis, bien avant maintenant, quand hier était demain et aujourd'hui encore à naître, et les moulins ont chanté la chanson des pierres jusqu’au siècle dernier, où ils se sont écroulés. Et la chanson de l’eau sur la pente de la Soulane dure toujours.
M.Mir & F.Delample
Contes et Légendes du
Pays Toulousain.
F.Nathan 1956.