Les Veillées de la Barguillère
La Barguillère… vallée étroite et boisée, blottie entre Foix et le massif de l’Arize, où les villages — Brassac, Ganac, Serres-sur-Arget, Bénac — se serrent autour de leurs clochers. L’hiver, la neige coupe parfois la route du col de Péguère, et le monde semble s’arrêter aux premières crêtes.
Le matin, bien avant que l’aube ne grise le ciel, un son grave descend des pentes : le conque. Depuis la forge de Brassac, le capataz souffle dans ce grand coquillage marin, et l’écho roule jusqu’aux maisons perdues dans les hameaux. C’est l’appel : « Alòr, a l’òbra ! » (Alors, au travail !).
Dans les cuisines encore sombres, les femmes secouent leurs maris : — « Vai, Joan, es l’òra ! Lo conque a sonat ! » Les hommes s’habillent à la hâte, attrapent une lampe à huile, et partent vers la clouterie, suivant les chemins bordés de murets moussues. Les coups de marteau commenceront bientôt, cadence régulière qui, avec le crépitement du feu, tiendra toute la vallée éveillée.
Mais le soir, quand la nuit tombe tôt et que le froid vous pousse à rester dedans, la vie prend un autre rythme : c’est l’heure des veiradas (veillées). On se retrouve chez l’un ou chez l’autre. On file la laine, on répare les outils, on échange les nouvelles. Toujours, il y a un conteur pour faire passer le temps.
Les anciens racontent que, certaines nuits d’hiver, la porte s’ouvrait doucement et laissait entrer un ou deux vieillards qu’on n’avait jamais vus. Petits, voûtés, vêtus de bure ou de vieux drap, ils demandaient poliment : — « Que poiriam nos calfar al caire del fuòc ? » (Pourrions-nous nous chauffer près du feu ?)
Si on les accueillait bien, en leur offrant une place chaude et un bol de soupe, alors la veillée prenait un tour magique. Leur voix douce déroulait des histoires anciennes : batailles oubliées près de Cadarcet, trésors cachés dans les bois au-dessus de Ganac, ou secrets des plantes cueillies sur les pentes de l’Arize.
Au matin, les hôtes découvraient que les vieillards avaient disparu, ne laissant derrière eux qu’une pièce d’argent dans un bol ou sur le coin de la table. Mais si on les recevait mal, en rechignant à leur faire place ou en leur donnant du pain rassis, la nuit semblait plus froide, le feu peinait à brûler, et au petit matin, on trouvait à la place un vieux clou tordu, comme une malédiction.
Personne ne savait d’où venaient ces vièlhòts mystérieux. Certains disaient que c’étaient des esprits protecteurs de la vallée, d’autres les prenaient pour d’anciens compagnons cloutiers revenus hanter les maisons où ils avaient trouvé chaleur et amitié.
Aujourd’hui encore, en Barguillère, on murmure qu’il ne faut jamais refuser l’hospitalité à un inconnu par une nuit d’hiver. Car qui sait ? Peut-être est-ce l’un de ces visiteurs d’autrefois… venu tester la générosité de votre cœur, avant que le conque ne sonne à nouveau, appelant les hommes vers la forge, là où le feu et le métal rythment la vie de la vallée.
Notes et contexte
Lieux cités
- Barguillère : Vallée ariégeoise située à l’ouest de Foix, entre le massif de l’Arize et le pic de Saint-Barthélemy. Composée de plusieurs communes dont Brassac, Ganac, Serres-sur-Arget, Bénac, Burret et Cadarcet.
- Col de Péguère : Col montagneux reliant la Barguillère au Couserans. En hiver, il est souvent enneigé et parfois fermé.
- Massif de l’Arize : Ensemble de reliefs boisés dominant la vallée, riche en sentiers et en forêts profondes.
- Cadarcet : Village voisin, connu pour ses bois et ses histoires de bêtes mystérieuses.
Termes et traditions
- Clouterie : Atelier où l’on fabrique des clous à la main, métier saisonnier pratiqué en Barguillère, surtout l’hiver lorsque les travaux agricoles s’interrompaient.
- Capataz : Chef d’atelier, responsable de la forge.
- Conque : Gros coquillage marin utilisé comme instrument à vent pour appeler les ouvriers le matin.
- Vièlhòt(s) : Terme occitan signifiant « petit vieillard » ou « vieux bonhomme ».
Expressions occitanes
- « Alòr, a l’òbra ! » : « Alors, au travail ! »
- « Vai, Joan, es l’òra ! Lo conque a sonat ! » : « Allez, Jean, c’est l’heure ! Le conque a sonné ! »
- « Que poiriam nos calfar al caire del fuòc ? » : « Pourrions-nous nous chauffer près du feu ? »
Contexte culturel
Les veillées (ou veiradas en occitan) étaient, jusqu’au milieu du XXᵉ siècle, des moments essentiels de la vie rurale. En Barguillère, elles mêlaient activités domestiques (filage, réparation d’outils, cuisine) et transmission orale (contes, légendes, récits historiques). L’histoire des vieillards mystérieux s’inscrit dans une tradition pyrénéenne où les étrangers peuvent être des esprits, des protecteurs ou des messagers venus éprouver l’hospitalité des habitants.
© Jean-Jacques Billeau – 2025
Ce texte a été créé et rédigé par Jean-Jacques Billeau.
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