jeudi 15 février 2018

La nuit de la Unarde.


C’était à Siguer à la fin de l'automne. L'hiver près des forêts du Val-de-Siguer et de Lercoul était déjà là. Je m'en rappelle très bien. Un feu de bûches crépitait dans la petite cheminée du café Rousse et derrière les vitres protégées par des rideaux à carreaux rouges et blancs, le brouillard avait envahi les rues du village, nous ne pouvions voir de l’autre coté de la rue. 

- Il ne va pas tarder, dit à nouveau l'aubergiste ; avec ce brouillard, il ne peut pas être en avance. 
- Qui « il » ? Nadal, le conteur. Sans doute aussi contrebandier, trafiquant de cigarettes et joueur de jeu de quilles place N.D. de la Daurade à Tarascon. 
Il nous avait donné rendez-vous ce soir-là, dans ce café rue des comtes de Foix à Siguer. 

La nuit s'apprêtait à être longue et tous ceux qui étaient autour de la cheminée commençaient à s'inquiéter vaguement. Au-delà du brouillard, dans la vallée, passait en rafales hurlantes un vent glacial et les hêtres centenaires gémissaient lugubrement. 


- Tenez, prenez un peu de ce vin des Coteaux de la Lèze, proposait l'aubergiste ; il ne fait pas mal et vous donnera le temps d'attendre. 
Brusquement la porte s'ouvrit toute grande. Le vent, les gémissements des arbres à la sortie du village, le froid entrèrent en même temps qu'une forme humaine serrée dans des peaux de moutons avec une tête ronde de dieu solaire et des cheveux dressés comme des piquants de hérisson. 
Nous dûmes avoir si peur de Nadal, que le conteur, éclata de rire. 

- C'est la nuit de La Unarde, déclarat-il simplement avant de s'emparer d'un verre de vin déposé pour lui, au coin de la table. 
- Les âmes des combatants morts sur le plateau, courent cette nuit dans le pays. 
Lorsqu'il eut bien bu, il retourna vers la porte et l'ouvrit d'un seul coup. 

- Écoutez, murmura-t-il. 

Alors entrèrent dans la petite auberge tiède d'immenses clameurs : des appels, des hennissements de chevaux effrayés, des éclatements de roches, des craquements d'arbres, des bruits d'armes de fer entrechoquées, des râles de mourants, des chants de guerre et de morts. 
Ce tintamarre épouvantable envahissait tout. La bataille avait lieu là sur le plateau de La Unarde il y a 12 siècles, toute proche, derrière le rideau de brouillard. D'un instant à l'autre, nous nous attendions à voir surgir un combattant Sarazin ou Franc. Nul n'aurait été étonné de voir apparaître un blessé couvert de sang. 

J'étais saisi de stupeur. J'essayai de toucher mon voisin, de lui parler, mais ce fut impossible. Il était lui aussi aux prises avec les clameurs de la bataille. Quant à Nadal, à demi penché au-dehors, il semblait prêt à se précipiter dans la tourmente. 

Le tumulte dura un très long moment puis les coups, le choc des armes, le halètement des combattants se ralentirent. Le roulement des roches se raréfia. Ce ne fut alors qu'une longue et douce plainte mourante lorsque s'éleva au-dessus de tout cela, tragique et pur, le chant de l'olifant. 

Le conteur referma la porte avec précaution, sans la heurter. La mort n'était pas loin. Les combatants expirant lançaient leurs messages d’adieu. Il y a une nuit par an où le vent et le brouillard se mélangent à la montagne et à la forêt pour rappeler ce qui s'est passé au coeur de l'été 778, là, tout près, sur le plateau de la Unarde au sud de Siguer. Après la bataille décisive qui eut lieu aux portes de Tarascon, dans la plaine de Sabart, les Sarazins, poursuivis l’épée dans les reins, ne pouvaient dans leur précipitation choisir la route la plus praticable pour passer en Espagne. 
Une troupe de ses fuyards dut prendre par la vallée de Siguer. Parvenue à la plaine de La Unarde, il ne lui fut pas possible de pousser plus loin sa retraite; des montagnes à peu près inaccessibles, des abîmes sans fond s’offraient désormais à eux. Acculés à ces roches, les Sarazins vaincus livrèrent à leurs ennemis un suprème combat, terrible, desespéré, où ils tombèrent jusqu’au dernier sous le fer des guerriers Francs. 
Jamais lieu ne pourra oublier cette bataille et d'écho en écho le tumulte vient à nous pour nous la rappeler. 
Charlemagne le lendemain des combats parvint sur le plateau de La Unarde, le sol était jonché des dépouilles des combatants Sarasins et Francs. Les soldats furent ensevelis dans deux grandes fosses. Mais voyez-vous, en fait, les combatants morts n’ont jamais quittés ces lieux. Ils errent depuis cette époque dans tout le Pays d’Ariège. 



- Mais vous avez dit, murmura mon plus proche voisin, que c'était aujourd'hui « la nuit de La Unarde ».  Le savant conteur nous regarda, étrangement ahuri. Nous venions de le replonger dans la réalité. Le feu brillait toujours mais son éclat était devenu froid. Dehors le vent s'était apaisé et le calme soudain établi parut encore plus étrange que la tempête. 
Nous avions tous en tête les images de ces preux chevaliers morts au combat.
Brusquement, il y eut au-dehors un grand craquement. Comme si des arbres étaient écrasés, piétinés. Nous étions glacés par la peur. Nadal se précipita sur la porte et l'ouvrit en criant : 
- C'est eux ! Les morts de La Unarde !

La nuit et le brouillard étaient toujours là, compacts, impénétrables. Nous entendions le tumulte s’éloigner au loin vers le plateau de la Unarde.

2 commentaires:

  1. Bonsoir , vous devriez lire mes opuscules: Charles 1er et les Vascons occitans et la Unarde , la mystère de Roncevaux !Cordialement claret

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  2. TOUJOURS BIENVENUES VOS BELLES HISTOIRES MERCI <3

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